philippe chavaroche

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"Toutes affaires cessantes!", "Séance tenante!"

« Toutes affaires cessantes ! », « Séance tenante ! »

 

Mon ami et maître le Docteur Philippe Gabbaï explique que le premier matériel d'urgence à avoir à disposition dans l'accompagnement et les soins aux personnes psychotiques est : « du fil et une aiguille ».

Il s'agit en effet de « repriser » au plus vite un accroc dans un vêtement, de recoudre un bouton arraché... autant de « trous » par lesquels le peu de sécurité corporelle que les habits contiennent à grand peine risque de fuir, provoquant angoisses de morcellement et crises clastiques pour lutter contre les menaces d'anéantissement. On expliquait aussi aux élèves infirmiers psychiatriques que le premier geste à faire en cas de vitre brisée était de coller un carton sur le trou béant pour rétablir une limite entre le dedans et le dehors et ne pas « aspirer » les angoisses des patients dans ce vide.

Le moins que l'on puisse dire est que ces mesures de soins ne coûtent pas cher... mais permet-on aux professionnels de disposer d'aiguilles alors qu'ils risquent de se piquer, et un professionnel peut-il coller un carton sur une fenêtre sans faire appel à l'ouvrier d'entretien qui opérera seulement après avoir reçu une instruction réglementaire qui fera suite à une déclaration d'incident rédigée en plusieurs exemplaires, visés par la chaîne de décision qui déclenchera une demande d'intervention dudit ouvrier... soit au plus tôt quinze jours après !

 

Il est une autre disposition qui devrait s'inspirer des ces vieux préceptes pourtant toujours d'actualité, celle de « repriser » au plus vite les accrocs et même les déchirures provoqués par les épisodes de violence des patients ou résidents. On sait que ces épisodes, qui ne sont pas toujours prévisibles laissent les professionnels « à vif » tant dans leur peau que dans leur psychisme. L'envahissement soudain brutal de son propre espace corporel et psychique par les angoisses psychotiques vient profondément atteindre les bases de sécurité de chacun et susciter chez celui ou celle qui en est le protagoniste involontaire des angoisses inconnues de lui, angoisses psychotiques qu'il vit alors car elles lui ont été violemment projetées par celui qui tente désespérément de s'en défaire.

Une soignante me disait récemment combien elle avait vécu dans son propre corps, avec des manifestations physiques jusqu'alors inconnues d'elles, cet envahissement toxique provoqué par un patient qui l'avait seulement touché mais de qui elle avait reçu la menace radicalement destructrice de ses angoisses à ce moment-là. Une autre racontait, en larmes, combien un épisode de ce type vécu une quinzaine d'années auparavant restait présent en elle comme une trace indélébile dont elle ne pouvait pas se défaire. Et qu'on ne dise pas qu'il s'agit là de personnes fragiles qui ne sont peut-être pas faites pour travailler auprès de malades psychotiques, que ce sont les risques du métier... excuses faciles et fallacieuses !

 

La réponse à ces situations où l'angoisse destructrice vécue par les patients peut détruire les soignants est à ce jour purement administrative, on va faire une déclaration « d’événement indésirable », formalité bureaucratique qui est sensée être étudiée par qui de droit qui apportera, peut-être, une réponse à ce problème, une hypothétique décision d'augmenter le traitement, de déclarer que cette personne « n'est pas faite pour nous... mais qu'il n'y a pas de place ailleurs », de convoquer dans un futur incertain une réunion au sujet de cette personne... et, le plus souvent, pas de réponse voire même pas de reconnaissance de ce qui a été vécu par le ou les professionnels.

 

Or dans ces situations où l'angoisse psychotique déborde et « intoxique » l'appareil psychique institutionnel au point de risquer de le détruire, il faut réagir « séance tenante », « toutes affaires cessantes »... c'est-à-dire immédiatement. On est dans le temps de l'urgence, urgence pour le patient à ce que son angoisse soit contenue et pensée par cet appareil psychique institutionnel, urgence pour que le ou les soignants attaqués soient « réparés ». On parle de « reprise », terme qu'il faut entendre dans son sens « couturier », repriser l'accroc ou la déchirure, retisser des fils pour « ravauder » ceux qui ont été cassés !

Dans un établissement accueillant des personnes présentant souvent des symptômes de violence, dès qu'un événement de ce type se produit, toutes les activités de l'établissement sont arrêtées « séance tenante » et professionnels et usagers se réunissent très vite pour parler de ce qui vient de se passer, pour réparer avec des mots la détérioration du tissu relationnel tant au sein de l'équipe professionnelle qu'au sein du groupe d'usagers.

Avoir du « fil et une aiguille » institutionnels pour « repriser », c'est à dire reprendre dans un récit ce qui s'est passé, entendre les émotions et angoisses vécues par les professionnels dans ce moment, élaborer des hypothèses psychopathologiques pour donner sens à l'insensé, proposer des pistes d'actions pour prévenir ces épisodes violents, renouer au sein de l'équipe des liens mis à mal... et ce dans un temps assez rapproché de l'événement. Tosquelles, durant la guerre d'Espagne, faisait de la psychiatrie au plus près des lignes de combat car disait-il, les traumatismes étaient alors « frais » et n'avaient pas eu le temps d'être recouverts par des mécanismes de défense qui, à la longue, se seraient enkystés et n'auraient pas empêché la souffrance psychique de faire, de manière souterraine, son travail de sape.

 

Souvent la tentation est d'envoyer la personne ayant eu à subir massivement ces attaques d'angoisses psychotiques vers le psychologue. Ce peut être bien sûr utile mais, à la différence des cellules d'urgence médico-psychologique à la suite d'accidents ou de catastrophes qui traitent individuellement les personnes, ce travail de « reprise » doit être collectif, institutionnel. Face à la psychose, on ne fait pas « tissu » tout seul, sa propre peau est bien fragile, mais c'est le tissu collectif, la « peau » institutionnelle, dont chaque professionnel n'est qu'une parcelle, qui doit tenir et qui doit être reprisée lorsqu'elle est déchirée.



14/02/2017
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