philippe chavaroche

philippe chavaroche

"on ne se voit plus!"

« On ne se voit plus ! »

 

Telle était la remarque d'une éducatrice à propos des relations d'équipes dans un foyer accueillant des adultes handicapés mentaux. Cette petite remarque met en évidence quelques dérives qui, insidieusement, infiltrent l'accompagnement médico-social. La première est la parcellisation du travail, des professionnels travaillant de plus en plus seuls et sur des plages horaires de plus en plus longues, auprès des personnes accueillies. Au nom d'une idéalisation de la « maison » comme lieu de vie accompli pour ces personnes, on a créé dans ces établissements des « unités de vie », certes confortables et de type « familial » mais souvent isolées les unes des autres. Les conséquences en sont multiples.

L’obsession de la sécurité fait que le professionnel n'ose plus quitter son unité « au cas où » se produirait en son absence un accident dont la responsabilité lui serait alors imputée. Au point où de nombreux professionnels ne prennent plus leur pause à la fois pour ne pas quitter l'unité mais aussi, disent beaucoup, parce que le travail à fournir est de plus en plus important, l'aggravation de la dépendance, les tâches ménagères (que les usagers ne peuvent plus faire puisque, pour des raisons de sécurité, il leur est interdit de pénétrer dans les offices ou kitchenettes des unités de vie!), les rapports écrits de plus en plus exhaustifs qui prennent du temps...

 

Au delà de ces considérations on peut entendre cette phrase apparemment anodine « on ne se voit plus » sur un autre plan, celui de la fragilisation identitaire que subissent les professionnels lors de ces face-à-face prolongés avec les usagers handicapés et malades mentaux. Nous ne nous en rendons plus compte tant c'est évident mais notre identité se soutient continuellement de la rencontre avec nos semblables, comme si l'autre nous renvoyait, tel un miroir, notre propre image en la confirmant et en la confortant sans cesse. C'est ce que P. Racamier appelle « l'idée du Moi », cette certitude mutuellement partagée que l'autre est fait de la même « pâte humaine » que nous.

Dans la rencontre avec les personnes handicapées et malades mentales, c'est bien cette « idée du Moi » qui est mise en défaut, l'image qu'ils nous renvoient de nous même dans le miroir est déformée... nous ne nous reconnaissons pas ou peu en eux. Il ne s'agit pas là bien sûr de leur dénier une quelconque humanité qu'il n'aurait pas ou moins mais de mesurer cet effet inconscient de l'échange spéculaire avec eux dont ils ne sont certainement pas responsables.

Derrière le « on ne se voit plus », sous-entendu avec les collègues, il faut entendre cette nécessité pour les professionnels de retrouver, à intervalles réguliers, cette image de soi dans un autre avec qui on partage un même « idée du Moi ». La fonction des « pauses café », que certains cadres jugent comme « volée » au temps que l'on doit consacrer aux usagers, a cette fonction de restauration de l'image spéculaire de soi pour pouvoir justement renouveler la rencontre avec les usagers avec une identité confortée.

Dans un établissement aux conditions de vie plus collectives, et certainement moins confortables pour les usagers, les professionnels qui se côtoient et se croisent très fréquemment dans la journée n'ont pas ce problème d'identité. Un simple échange de regard, une parole échangée... autant d'occasions de retrouver dans le miroir du ou de la collègue, et au delà des relations affectives que l'on peut avoir avec lui ou elle, une confirmation de sa propre identité.

 

Derrière le « on ne se voit plus » il faut sans doute entendre le « je ne me vois plus » de chaque professionnel !



17/05/2016
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